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Il naît à Rodez un 24 décembre 1919, rue Combarel, et se retrouve orphelin de père à cinq ans, élevé par sa mère, Aglaé, et sa sœur, Antoinette, quinze ans de plus que lui.
En 1938 sur les conseils de son professeur de dessin, le bachelier s’installe à Paris pour préparer l’École des beaux-arts. Il est admis. Mais l’académisme ambiant rebute celui qui vient de découvrir la modernité de Cézanne et de Picasso. Il rentre à Rodez avec quelques toiles figuratives mais ne les montrera guère.
La guerre le mobilise brièvement à Bordeaux au printemps 1940. Un an plus tard, il rejoint les beaux-arts à Montpellier, visant le concours du professorat de dessin. L’étudiant à la belle prestance (1,90 mètre) y rencontre un petit bout de femme, la Sétoise Colette Llaurens. Ils visitent ensemble le musée Fabre, s’enthousiasment devant Zurbaran et Courbet. Coup de foudre. Ils se marient en octobre 1942, en l’église Saint-Louis de Sète, à minuit, tous deux vêtus de… noir. Colette qui partage bien des affinités avec Pierre sera un indéfectible soutien, toujours discrètement présente et influente à ses côtés. Ce couple sans enfant se vouera totalement au long parcours de Pierre.
Les beaux-arts à Montpellier
Une autre rencontre décisive se déroule à Montpellier. Pour échapper au STO (service du travail obligatoire), Soulages travaille clandestinement dans un domaine viticole où il croise Joseph Delteil, un voisin. Après avoir brillé dans le Paris des années folles, l’écrivain surréaliste vit modestement à la Tuilerie de Massane où il reçoit des artistes. Sonia Delaunay notamment, qui parle d’art abstrait à Soulages. Il peint alors des arbres sombres, simplifiés. Delteil l’encourage : "Ah le noir et le blanc ! Vous prenez la peinture par les cornes, je veux dire par la magie". Cette phrase deviendra un mantra pour le futur maître du noir.
Au sortir de la guerre, le père de Colette propose d’associer son gendre à l’entreprise d’import-export qu’il dirige à Sète. Pierre Soulages préfère l’appel, moins confortable, de la peinture. Ce qui n’empêche pas l’entrepreneur d’envoyer des barriques de vin au couple désormais installé à Courbevoie, en région parisienne. La vente du vin aide à payer le loyer avec les cours de maths que donne Pierre. Mais il peint aussi ses premières compositions abstraites avec du brou de noix.
Bon marché, ce liquide brun utilisé par les menuisiers possède une fluidité, des effets de transparence et d’opacité, pour tracer de souples volutes mystérieuses, des architectures puissantes. Ses tableaux sont remarqués dès 1947 au Salon des surindépendants. Soulages reçoit les encouragements prémonitoires de Picabia : "Avec l’âge que vous avez et avec ce que vous faites, vous n’allez pas tarder à avoir beaucoup d’ennemis".
Artiste solitaire
Il se retrouve dans les expositions collectives d’avant-garde au côté de Hans Hartung, Jean-Michel Atlan et Gérard Schneider qui deviennent ses amis. Ils seront rares parmi les peintres. Sous une amabilité méridionale, Soulages est un artiste très solitaire, affranchi des dogmes et des écoles, traçant avec une autorité souveraine son singulier sillon.
Sa première exposition particulière date de 1949 à la galerie Lydia Conti. Louis Carré puis la Galerie de France le représentent ensuite. Sa reconnaissance à l’étranger, Allemagne, Angleterre, États-Unis, Suisse, Danemark, est rapide. Au milieu des années 50, Soulages dispose d’une galerie à Londres (Gimpel) et à New York (Kootz). Les institutions, les musées, achètent des toiles. L’artiste accepte la réalisation de plusieurs décors pour le théâtre. C’est ainsi qu’il assiste au malaise de Louis Jouvet pendant une répétition de La puissance et la gloire de Graham Greene, portant le metteur en scène dans sa loge où il décédera.
Les rencontres avec des écrivains, des journalistes, dont certains deviennent des proches (Roger Vaillant, Claude Simon, Michel Ragon) éveillent Soulages aux débats qui agitent la capitale. Il s’engage auprès du Comité des intellectuels pour la paix en Algérie, puis pour le Vietnam. Il n’adhère pas au Parti communiste mais se revendique "antifasciste" et "très républicain". Il est de la bagarre, dans un restaurant parisien en 1959, opposant les nervis du peintre Bernard Lorjou, réactionnaire contempteur de l’abstraction, et les artistes d’avant-garde. Avec son physique d’ancien rugbyman, ses 112 kilos, Soulages ne s’en laisse pas conter. Il a du tempérament et ne transige jamais avec ses idées. Ni avec ses toiles impérieuses qui refusent le lyrisme dont s’accommode alors la peinture informelle.
Ventes, commandes, gravures ont amélioré l’ordinaire du couple Soulages qui, après Courbevoie et le quartier Montparnasse, prend progressivement ses aises, à la fin des années 50, dans le quartier latin, aménageant appartement et ateliers spacieux. À la même époque, ils achètent et rasent une baraque sur le Mont Saint-Clair à Sète. Ils construisent selon leurs plans une villa idéale aux lignes épurées, ouverte sur l’infini de l’horizon marin. Elle sera leur résidence d’été, puis le refuge des vieux jours. La présence de Soulages à Sète restera discrète. L’artiste reçoit des visiteurs mais se mêle peu à la vie locale. C’est au musée Fabre de Montpellier et à la ville natale de Rodez qu’il réservera ses donations. Rien pour le musée Paul-Valéry, pourtant à quelques mètres de chez lui. Mais il achète une concession au Cimetière marin.
Tour du monde avec Colette
Sète n’est pas encore dans la géographie soulagesque en 1957, lorsqu’il reçoit le prix Windsor. Cette bourse de 2000 dollars permet à l’artiste de se rendre pour la première fois aux États-Unis où sa cote grandit. Charles Laugthon, Alfred Hitchcock, Otto Preminger le collectionnent. Avec Colette, il accomplit alors un tour du monde : New York, San Francisco, Tokyo, Hong Kong, New Delhi, Beyrouth, Rome. L’ami franco-chinois Zao Wou-Ki partage avec eux quelques étapes. La réputation de Soulages s’envole à l’international. Le noir de ses toiles sans titre – elles portent la date de leur création- sert alors à faire sourdre la couleur : rouges incandescents, bleus profonds, des jaunes soufre.
Les années 1960 sont celles de la consécration et des rétrospectives : Hanovre, Essen, La Haye, Houston, Copenhague, Montréal… En mars 1967, le Musée national d’art moderne à Paris accueille pour la première fois un artiste pas encore quinquagénaire. Pierre Soulages a 47 ans. Le Premier ministre Georges Pompidou, féru d’art contemporain, accroche une de ses toiles dans son bureau. Son épouse, Claude Pompidou, deviendra une intime du couple Soulages.
Mais au seuil des années 70, l’étoile de Soulages pâlit. Sa galerie new-yorkaise a fermé. Et surtout les artistes de l’École de Paris auxquels on le rattache passent cruellement de mode. Pop Art, Nouveaux Réalistes, et bientôt les théoriciens de l’art conceptuel ont relégué aux oubliettes les Bazaine, Manessier, Atlan, Marfaing, Hartung, Degottex… Soulages n’échappe pas à une mise à l’écart, même si des rétrospectives le présentent à Charleroi, Saint-Etienne, Dakar et Mexico.
Pendant deux ans, il cesse de peindre pour se consacrer à la gravure. En 1976, il reçoit le prix Rembrandt. Un pied de nez involontaire à Donald Judd, pape du minimalisme américain, qui a moqué "la réanimation du rembrandtesque par Soulages". N’empêche, à l’approche de la soixantaine, l’artiste semble moins inspiré. Il sera relancé par une lumière surgie du noir…