L’artisan Y-Dăk Niê aux côtés du Ki pah. Photo : H Zawut Byă / VOV – Tây Nguyên |
Taillé dans la corne d’un buffle mâle adulte, animal totem du quotidien, du travail et des croyances, le Ki pah tire son nom de la langue Êđê: Ki signifie «corne», Pah veut dire «frapper». Pour en faire naître les sons, le musicien en obstrue alternativement l’extrémité pointue avec le pouce gauche, tout en frappant l’autre extrémité de la main droite, modulant ainsi hauteur et intensité.
La fabrication du Ki pah relève d’un véritable art, transmis de génération en génération. Le choix de la corne est crucial: elle doit être grande, robuste, sans fissure. Nettoyée, évidée, puis sculptée avec précision, elle est ensuite dotée d’une anche en bambou ou en bois placée à l’embouchure.
«C’est cette anche qui donne sa voix au Ki pah », explique Y-Dak Niê, artisan de la commune de Cu Suê, dans la province de Dak Lak. «Un vrai Ki pah ne doit pas seulement être beau, il doit pouvoir chanter les montagnes et les esprits», souligne-t-il.
«Quand j’étais petit, je voyais mes aînés tailler un morceau de racine d’arbre pour en faire une embouchure, y fixer une anche en bambou reliée à la corne par de la cire d’abeille. À l’époque, on ne soufflait le Ki pah que dans les champs, c’était interdit dans le village. Aujourd’hui, il faut s’efforcer de transmettre ce savoir aux jeunes», partage Y-Dak Niê.
Doté d’un volume sonore puissant, le Ki pah servait autrefois à donner des ordres au combat ou à faire fuir les bêtes sauvages. Dans les cérémonies dédiées aux éléphants sacrés, il devient prière soufflée, message aux divinités, invocation de santé et de protection, tant pour les bêtes que pour la communauté.
L’artisan Y-Dŭ Êban joue du Ki pah. Photo : H Zawut Byă / VOV – Tây Nguyên |
Mais le Ki pah parle aussi aux vivants. Il convoque les villageois, annonce l’arrivée d’un hôte important ou alerte des dangers venus de la forêt.
«Les anciens racontent que le Ki pah ne résonnait que lors de deux grandes occasions: les funérailles d’un notable de plus de 70 ans, accompagnées du sacrifice d’un buffle, et les cérémonies autour du banc kpan, qui est le banc traditionnel dans la maison longue. Ce mobilier sacré était célébré pendant un mois entier, avec festins et prières. Lors de l’installation du kpan, le Ki pah annonçait la joie à tout le village», précise Y-Du Êban, un musicien Êđê.
Avec l’urbanisation, l’espace pour ces sons sacrés se rétrécit. Les maîtres artisans disparaissent, et avec eux le savoir-faire fragile d’un instrument unique. Y-Trinh Êban fait partie des derniers gardiens de cette tradition ancestrale.
«Fabriquer un Ki pah est très difficile. Seuls les anciens savent encore comment faire. Les jeunes ne s’y intéressent plus. Dans notre village, plus personne ne sait en fabriquer. Peut-être qu’ailleurs, il en reste quelques-uns. Maintenant, on l’utilise parfois lors des festivals, pour le montrer aux touristes», s’exprime-il avec regret.
Malgré tout, dans les villages Êđê des Hauts Plateaux, quelques artisans résistent à l’oubli. Pour eux, préserver le Ki pah, ce n’est pas seulement conserver un instrument, c’est sauvegarder une part d’histoire, une foi, une identité. Car à travers sa voix grave, c’est tout un peuple, toute une mémoire, qui continue de vibrer…