Dominique Burgeon: Il est important de signaler que des progrès en matière de sécurité alimentaire et de nutrition ont été accomplis ces quatre ou cinq dernières années. Cependant, on observe une inversion de la tendance qui est liée essentiellement à trois moteurs: les conflits, les événements climatiques extrêmes et les chocs économiques qui affectent un grand nombre de pays. Sur un plan plus global, avant la pandémie, nous n’étions déjà pas en bonne voie pour atteindre l’objectif Faim Zéro, l’objectif de développement durable numéro 2, qui vise à éradiquer la faim et la malnutrition sous toutes ses formes.
Malheureusement, cette situation s’applique également à la région Asie-Pacifique. On estime qu’environ 322 trois millions de personnes, ce qui représente près de la moitié de la population mondiale, y étaient sous-alimentées en 2019. C’est ce qu’on appelle la sous-alimentation ou l’insécurité alimentaire chronique. On note aussi que près d’un milliard de personnes dans la région ont été confrontées à une insécurité alimentaire grave modérée en 2019 et que près d’un quart des enfants de moins de cinq ans présentait un retard de croissance. C’est un déficit de croissance par rapport à l’âge qui peut avoir un impact sur le développement à long terme des enfants et puis des adultes.
La FAO mesure également la capacité des populations à avoir accès à une alimentation abordable. Pour avoir une alimentation suffisamment diversifiée, il faut que cette alimentation soit abordable. Or dans la région, huit milliards de personnes n’ont pas les moyens d’avoir accès à une alimentation abordable. Si la région a fait des progrès importants au cours des deux dernières décennies en particulier, malheureusement, ces progrès se sont ralentis au cours de ces deux dernières années.
VOVworld: Quelles sont les conséquences majeures de la crise sanitaire sur la sécurité alimentaire et la nutrition, sur les chaînes d’exploitation et d’approvisionnement agricoles en Asie-Pacifique, la région la plus peuplée au monde?
Dominique Burgeon: La pandémie a des impacts négatifs importants sur la sécurité alimentaire au plan global. En 2020, environ 376 millions de personnes sont victimes d’une sous-alimentation chronique, ce qui revient à dire que chaque soir, ces personnes n’ont pas pu suffisamment manger pour avoir une vie saine et productive. Ça représente une augmentation de plus de 54 millions de personnes par rapport à 2019. Avec cette augmentation, on voit que la région dépasse maintenant le milliard de personnes qui souffrent d’insécurité alimentaire modérée.
Cette situation est surtout due à des pertes de revenus et d’emplois, particulièrement pour les gens qui dépendaient de l’économie informelle et qui du coup ont eu des problèmes d’accès à l’alimentation. Mais il est clair aussi que dans un premier temps, les économies de la région se sont également contractées.
Dans toutes ces crises qu’on observe à travers le monde, on voit vraiment que le secteur agricole est particulièrement résilient et qu’il doit être soutenu parce que sinon, mais quand il s’effondre, tout s’effondre.
VOVworld: Cette crise sanitaire impose aux États de restructurer, de sécuriser et améliorer la résilience de leurs modes de production. Quels sont les moyens pour y parvenir?
Dominique Burgeon: Tout d’abord, il faut bien comprendre ce qui se passe au plan global. On a toute une série de moteurs: des conflits, des chocs climatiques, des chocs économiques, mais aussi, dans certains pays on a été confronté à des problèmes de ravages agricoles. On a eu des systèmes de santé complètement débordés. Je pense qu’il faut saluer les efforts des gouvernements et des populations qui ont tout fait pour essayer de parer au plus urgent. Mais l’ampleur de la crise a été tellement monumentale que même les systèmes de protection sociale les plus développés ont été dépassés...
Beaucoup de personnes qui dépendaient beaucoup de l’économie informelle ont dû finalement se rabattre sur des aliments moins chers avec une valeur nutritive moins importante. Dans beaucoup de pays, il y avait des programmes de cantines scolaires, mais les écoles ont été fermées pendant la pandémie. Tous ces programmes alimentaires nutritionnels scolaires ont été fortement impactés.
Il faut appuyer évidemment davantage les gouvernements. Il faut que les gouvernements puissent avoir des systèmes de protection sociale capables d’appuyer les populations les plus vulnérables. Il faut aller vers une transformation des systèmes alimentaires pour les rendre plus résilients, inclusifs, durables et efficaces, afin d’aller vers une meilleure production, une meilleure nutrition. C’est aussi l’un des objectifs de développement durable. C’est pour cette raison que la FAO et ses partenaires veulent mettre en place des programmes qui s’attaquent aux causes profondes, par exemple le lien entre l’humanitaire et le développement, la question du renforcement de la résilience des populations par rapport aux changements climatiques, aux événements climatiques extrêmes et chocs économiques.
Ces programmes visent à réduire les coûts des aliments et à changer les habitudes de consommation au niveau global. Par exemple, il convient de consommer plus de produits locaux, plus de produits saisonniers, plus d’aliments produits de façon durable
VOVworld: Selon les scientifiques, les technologies et les modes d’exploitation durables seront la clef de la sécurité alimentaire mondiale. Quelles sont les initiatives de la FAO pour moderniser et de pérenniser les exploitations agricoles en Asie-Pacifique?
Dominique Burgeon: Nous avons de grandes initiatives. Tout d’abord, l’initiative «Main dans la main» qui met à disposition des États tout le potentiel de connaissances en matière géospatiales qui leur permettent d’identifier les zones pauvres, mais à haut potentiel agricole, les endroits où des petites améliorations peuvent rapporter des grands résultats.
L’une de nos grandes initiatives promues par le directeur général de la FAO s’appelle «Mille villages digitaux». En fait, on met à disposition des villages une capacité digitale, c’est-à-dire, un accès au potentiel qu’offre le monde digital, qui leur permet ainsi d’avoir des semences dans les zones les plus reculées, de recevoir des conseils en matière de vulgarisation agricole, d’avoir de l’information en temps réel sur les prix pour pouvoir vendre la production au moment opportun… C’est une initiative fondamentale qui peut vraiment changer le paysage et le mode de vie de ces populations.