Photo: Linh Linh Than (w.Tho) |
En fait, j’ai grandi en France, à Paris, avec la famille de mon père qui est d’origine vietnamienne et la famille de ma mère qui est catalane. Bien sûr ces trois univers se sont entrelacés dans ma vie d’une certaine manière. Après j’ai fait des études qui étaient très centrées sur une vision européenne, surtout en études d’art, mais c’est vrai que j’ai grandi, durant mon enfance, avec — que ce soit la symbolique des contes vietnamiens, des couleurs, des différentes traditions. J’ai grandi avec ça, ce qui a exposé ma rétine, tous mes sens, à des formes différentes et qui a vraiment formé mon éducation sensible, je dirais.
Mais après, si on réfléchit à ce qui s’entrelace dans ma vie et dans mon parcours artistique, c’est vrai que, bien sûr, le Vietnam, la Catalogne, l’Espagne, la France, c’est très présent, mais j’ai aussi fait la moitié de mes études au Brésil, en philosophie, et pour le coup ça a beaucoup apporté à mon bagage iconographique. Et après, je suis partie vivre en Italie, où j’ai vraiment étudié profondément ce que sont les techniques de peinture: je me suis enfermée dans un atelier et je n’ai fait que peindre. Ensuite j’ai habité à Berlin, ce qui a encore ajouté une autre dimension, peut-être une dimension plus performative, underground, où j’ai l’impression que ça a beaucoup joué sur les lumières dans mes peintures, même si c’est quelque chose que j’avais déjà avant et que ça a juste affiné mes décisions picturales, quoi.
Photo: @matbet |
Présenter pour la première fois vos œuvres au Vietnam, était-ce une forme de retour?
Je suis d’autant plus fière que c’est dans un musée, le musée de Hô Chi Minh-Ville, qui est un musée hyper important et très beau, qui raconte l’histoire d’une forme de résistance vietnamienne et qui montre des artefacts de l’histoire récente du Vietnam. Et donc en fait, le Vietnam, ce n’est pas mon pays natal, mais c’est le pays natal de ma grand-mère et où est toute une partie de ma famille. Et donc tout le côté de mon père, on a un lien très fort avec le Vietnam.
En présentant mes œuvres ici, ce n’est pas tant un retour aux sources que j’ai senti, mais plus comme si… en fait ma grand-mère m’a toujours dit qu’elle était arrivée en France quand elle avait 17 ans, et elle m’a toujours dit qu’elle était en France mais qu’elle était aussi là-bas, sous-entendu le Vietnam. J’ai des frissons en disant ça, mais en gros, c’est une forme de fierté aussi, une forme d’honneur dans le sens où j’ai l’impression de rendre à ma famille les raisons pour lesquelles je suis au Vietnam aujourd’hui. Et en fait, c’était aussi rendre hommage aux personnes qui ont fait ce déplacement, en quelque sorte — déplacement dans le sens où, en fait, il y a eu une forme de rupture à un moment, entre une partie de ma famille qui est allée vivre en Europe et une autre au Vietnam — et je sais très bien que les deux parties pensaient l’une à l’autre, en fait.
Et du coup, de présenter cette exposition — et j’ai aussi des personnes de ma famille qui sont venues la voir et tout — c’était aussi une façon de dire… je ne sais pas, une forme de remerciement, quoi, et de juste me rapprocher un peu plus de ce qui fait ma vietnamité, en fait.
Photo: @museumofhcmc |
Parmi les figures que vous avez peintes ou rencontrées, quelles rencontres vous ont particulièrement marquée?
Oui, je ne vais pas parler de toutes ces personnes qui font tout un travail formidable. Par exemple, je me rappelle, quand je l’ai rencontré, il m’a parlé tout de suite de ce magazine qui s’appelle Vanguard Magazine, que j’ai trouvé hyper intéressant, qui donne une voix à la communauté queer et aussi de sa résidence artistique à Hué, qui s’appelle R-Hué, et où justement il permet d’ouvrir des espaces à des artistes pour avoir un cadre de liberté, en quelque sorte, et aussi de donner des liens avec des savoirs artistiques plus ancestraux, en fait, au Vietnam, enfin, plus traditionnels.
Et voilà, par exemple, Tông Yên aussi, qui est une incroyable designer de mode et aussi une artiste incroyable. Et oui, il y a aussi Louise, Louise Len, qui est une de mes très proches amies, artiste, photographe, mais pas que, qui fait des films aussi, qui a un rapport au sensible qui me touche énormément. Après, c’est toutes des personnes que j’ai rencontrées au Vietnam, et c’est aussi des personnes que je côtoie… Il y en a que je côtoie beaucoup plus que d’autres, aussi parce qu’on vit dans des villes différentes et tout, mais c’est toutes des personnes qui, à un moment, m’ont ouvert une porte et qui ont fait que je me suis sentie chez moi, et aussi que je me suis sentie bien ici et accueillie, et voilà, et une forme d’appartenance par une communauté. Et tout ça fait partie de ce que je vous disais par rapport à l’amitié qui est centrale dans ma vie.
Photo: @museumofhcmc |
Certaines de vos toiles abstraites reflètent un cheminement intime. Pouvez-vous partager un moment où la peinture a transformé votre vécu?
Oui, en fait, il y a plusieurs toiles dans l’exposition qui sont en effet abstraites et qui parlent vraiment de quelque chose de très intime pour moi. Sur plusieurs plans, je peux vous dire, par exemple, deux choses qui sont arrivées et qui ont radicalement changé mon rapport à ma vie et à ma peinture. Donc, par exemple, j’ai eu un accident de scooter, qui a été assez sévère et qui a fait que je n’ai pas pu utiliser mon bras droit pour peindre pendant des mois, quasiment, enfin, oui, pendant vraiment plusieurs mois. Et ce n’est pas tant le fait que je ne pouvais pas peindre qui a été marquant, mais c’est plus mon rapport à un corps qui n’était plus fonctionnel. Et le fait que je ne pouvais plus vraiment bouger de mon lit, parce que j’ai eu plusieurs fractures, l’épaule déboîtée, voilà. Et donc ça, ça a été vraiment intéressant.
Et en plus, ça a suivi un autre chemin, c’est-à-dire que j’ai aussi vécu une dépression assez sévère il y a deux ans. Mon monde était très, très réduit, en fait. Et par chance, j’ai réussi à m’en sortir et à aller vraiment très bien, grâce à des médecins, voilà. Et j’avais envie de faire témoignage de ce corps qui peut être autant psychiquement que physiquement endommagé par ce qui arrive dans la vie ou par un événement grave. Et j’avais envie que mes peintures soient un témoignage de ce corps affecté et de la possibilité de s’en sortir, et de la possibilité de la flamboyance et de la joie après. Il y a quelque chose aussi de la forme, c’est-à-dire que je voyais des formes sur mon cheminement depuis des mois, des années, que j’avais envie de représenter en peinture. Et pour le coup, voilà, c’est vraiment une sorte de condensé de cette chute et de cette relevée, quoi. Donc voilà, ce sont des peintures, pour moi, qui sont à la fois très sombres et très joyeuses, parce que ça montre les deux. Et j’ai l’impression que c’est quelque chose qu’on ne peut pas dissocier chez une personne: on prend la personne avec les moments où c’est plus dur et les moments qui sont hyper joyeux. Et j’avais envie de représenter ça, en quelque sorte.
Photo: Dong Nguyen / Tuoi Tre News |
Qu’aimeriez-vous que les visiteurs retiennent de votre exposition?
C’est intéressant comme question. En fait, bien sûr, on se pose des questions quand on montre des images à un public. Après, moi, ma manière de voir la peinture, c’est de montrer honnêtement ce que je vis, ce que je pense, ma philosophie du monde. Et du coup, les gens, s’ils en repartent avec quelque chose, j’espère que, parfois, c’est avec un sens de tendresse, de représentation.
J’ai aussi quelque chose: c’est que mes portraits, je les peins toujours avec un regard qui est un peu comme le regard de la Joconde, là, qui suit tout le monde à travers la pièce. Et pour moi, c’est aussi une manière d’inclure le public dans l’exposition, et que les personnes qui regardent les peintures se sentent regardées aussi, et donc se sentent vues. Et c’est hyper important, depuis toujours, pour moi, d’apporter un peu de tendresse. J’ai l’impression que c’est assez rare d’avoir quelqu’un qui nous regarde pendant longtemps dans les yeux. C’est difficile à expliquer avec des mots, mais voilà, c’est une forme de présence. Et je pense que c’est principalement ça que j’aimerais bien que le public vietnamien ou n’importe quel public voit dans mes peintures.
Photo: @museumofhcmc |
Et après? Quels sont vos prochains projets?
Le prochain chapitre. Les prochains chapitres. Alors, en ce moment, toute la production de cette exposition s’est faite en partenariat avec mon amie Linh, et on a construit toute une équipe formidable pour faire en sorte que cette exposition puisse être possible. On est en train de créer ce collectif, cette entreprise en quelque sorte, qui s’appelle Sci-Fi - The Wrong Right. Et on réfléchit à plusieurs projets, là, pour les mois et les années à venir. Et après, plus au niveau de mon travail artistique, je vais faire une exposition en Allemagne, en janvier 2026.
Et puis, après, une autre en juin 2026. C’est encore en travail. Je suis encore en train de réfléchir à plein de choses. Et certainement qu’il y aura aussi un film plus de l’ordre de la poésie, mais toujours d’une forme de poésie picturale, en tout cas, dans cette exposition. J’ai vraiment envie de travailler sur des formats beaucoup plus petits parce que là, je suis dans une phase de beaucoup d’expérimentation. Mais voilà, en tout cas, je continue à vivre au Vietnam et à développer mon vietnamien. Et c’est un projet artistique en soi. C’est quelque chose qui me tient à cœur.